Hello Sophian

C’est un plaisir et un honneur pour nous de te poser ces quelques questions sur ton livre « Boulevard du Stream » (à gagner ici). Il nous offre un panorama complet et très bien documenté de l’histoire de la musique enregistrée. Une vraie mine d’or pour nos futurs articles sur Foodzik.

Si tu le veux bien, au lieu de parler du contenu de livre qu’on laissera découvrir aux lecteurs en détail et pour changer des quelques interviews que nous avons pu lire jusqu’ici, nous te proposons de nous projeter ensemble sur le futur de la musique libérée.

C’est parti !

Foodzik – On annonce la fin de Tidal dans les mois à venir, parmi tous les acteurs en place, lesquels seront selon toi toujours là dans les années à venir ? Le temps fera-t-il le tri ? 

Sophian Fanen : “On va clairement vers des années de concentration du marché, après une décennie d’expansion. C’est le cycle normal des technologies et on peut s’attendre à ce que certains acteurs disparaissent, soient absorbés, etc. Tidal ne marche pas mais la plateforme n’a jamais été autre chose qu’un canal de promotion pour quelques artistes, une passade. Soundcloud ne va pas bien aussi parce que les majors l’ont obligé à devenir un service comme un autre et l’ont flingué au passage. Deezer patine aussi et son avenir à moyen terme est incertain. D’autant qu’un rachat par une autre plateforme est très peu probable, les catalogues sont les mêmes, seule la technologie et les abonnés valent quelque chose. Ce sera compliqué, à moins de se vendre à un service complémentaire. En y réfléchissant, voir Facebook racheter Deezer ou Spotify ça aurait du sens, par exemple… On pourrait tout à fait voir des rapprochements dans ce genre.

Mais on va sûrement plutôt voir les acteurs de la musique en ligne se retrouver face à de nouveaux concurrents bien plus costauds qu’eux : Amazon, Google, Facebook peut-être. Ils veulent tous mettre un pied dans la musique et ça va changer la donne. Spotify est un nain à côté de toutes ces boites… Mais Spotify, comme Deezer, a dix ans de savoir-faire dans la musique en ligne et ça pèsera aussi. Bref, ça va tanguer.”

 

Foodzik – Parmi ces perspectives, sens-tu que certains acteurs vont en absorber d’autres ? Rachats ? Prise de participations majoritaires au capital ?

Sophian Fanen : “Comme je disais, des fusions sont improbables. Les plateformes se ressemblent trop. La seule qui est possible, c’est que Soundcloud soit racheté par Spotify, Apple ou Deezer. Mais ça pourrait aussi achever de ringardiser le service…”

 

Foodzik – Quelles seront selon toi, les différentes stratégies de différenciation des acteurs du streaming à venir (catalogues exclusifs ? Stratégie de contenus / podcasts ? Qualité sonore ?)

Sophian Fanen : “La question de la qualité sonore ne fait pas une stratégie commerciale. C’est une niche et ça le restera même si c’est une question importante bien entendu, les plateformes comme les labels doivent ça à la musique. Les podcasts et globalement la production de contenu parlé sera une des grosses tendances de 2018, déjà annoncée l’an dernier. On va aussi voir la vidéo entrer de plus en plus dans les services, les playlists. Ces playlists vont devenir de vraies chaînes multimédia qui mêlent musique, texte, vidéo, interactivité, etc. Avant on disait «J’écoute du rap», maintenant j’entends dire «Je suis assez Rap Caviar». Ces playlists deviennent des chaînes autonomes, des styles.

Ensuite, il y a un sujet naissant, qui n’émergera pas massivement en 2018 je pense mais qui est crucial, c’est celui de la différenciation des offres. Aujourd’hui, les plateformes fournissent le même service à tout le monde, mais en faisant cela elles contentent avant tout le public majoritaire. C’est logique. Du coup, le public qui voudrait autre chose – plus d’informations sur les œuvres par exemple et pas des playlists pour regarder la pluie tomber ou faire la cuisine, ou des recommandations plus ambitieuses, etc. – se retrouve négligé et un peu perdu. Mine de rien, ce public représente de 5 à 20% des auditeurs selon où on met le curseur. Les plateformes de streaming ne pourront pas le négliger longtemps.”

 

Foodzik – Deux des GAFAs (Apple & Amazon) ont lancé leur service de streaming propre. Qu’en sera-t-il pour Facebook, Google ? Pourraient-ils eux aussi se lancer dans l’aventure musicale ? Sous quelle(s) forme(s) selon toi ?  

Sophian Fanen : “Facebook et Google vont se lancer à leur façon, mais jusqu’ici ils n’ont jamais montré qu’ils voulaient être vraiment actifs. Ils veulent surtout permettre à leurs très nombreux utilisateurs d’utiliser de la musique dans leurs vidéos. Construire une offre de musique, éditorialisée, c’est un autre métier.”

 

Foodzik – On a souvent l’impression que les grandes maisons de disques subissent les avancées technologiques de leur propre secteur. Ne devraient-elles pas demain être à l’origine de ces mutations en créant par exemple des départements R&D ou en étant davantage à l’écoute des besoins / usages des consommateurs mélomanes ?

Sophian Fanen : “Par nature, l’industrie de la musique, mais aussi les plus petits labels indépendants, s’occupent de la musique. La façon dont elle circule ne fait pas partie de leur champ de réflexion, mais les années 2000 et 2010 ont quand même changé cette attitude, très clairement. Aujourd’hui, elles réfléchissent, elles suivent, ne serait-ce que parce que les majors, par exemple, doivent renégocier régulièrement leur contrat avec les plateformes de streaming. Je pense qu’elles comprennent mieux ce qui se passe aujourd’hui. Mais il m’arrive souvent de discuter avec des directeurs de labels qui continuent de penser que la façon dont leur musique est écoutée est secondaire, que c’est l’affaire des plateformes.”

 

Foodzik – Paul Mead (VCCP Media) parle dans ses dernières publications « d’un âge d’or de l’audio ». Alors que les révolutions technologiques de ces 20 dernières années se sont principalement concentrées sur les écrans (TV, ordinateurs, smartphones…), penses-tu comme lui, que la décennie à venir sera celle de l’expérience sonore ? 

Sophian Fanen : “Il y a deux technologies qui laissent de la place à l’audio : les assistants connectés à la maison, type Alexa, et la voiture autonome. On va sûrement vivre un entre-deux sur la route, avec de plus en plus de temps libre où on ne sera pas au volant. Je pense que très rapidement c’est la vidéo qui va emporter ce nouveau temps disponible, mais en attendant le son a un coup à jouer. Et puis, la musique reste l’un des rares arts qui se consomme pendant que l’on fait autre chose, ça ne changera pas. Ce qui change, c’est qu’elle conquiert les plus petits interstices où elle ne pouvait entrer auparavant. Même à la piscine maintenant, de plus de plus de nageurs écoutent de la musique ou des podcasts dans l’eau, avec des baladeurs étanches.”

 

Foodzik – On constate aujourd’hui que les nouvelles générations soutiennent de plus en plus les associations entre artistes et marques. D’après toi, les marques ont-elles un vrai rôle à jouer dans l’Industrie musicale et auprès des artistes ?

Sophian Fanen : “Elles jouent déjà un rôle énorme et ça risque bien de ne pas changer. Personnellement, ça me désole, parce que je pense que lorsqu’une marque se mêle, de près ou de loin, à la création ou à la diffusion de la musique, celle-ci ne peut que tendre vers un ventre mou artistique. Je dois être vieux, je ne suis clairement pas de la génération qui est à l’aise avec les marques, mais il y a peut-être un parallèle à chercher entre la place des marques dans le financement de la culture et la dépolitisation très large de celle-ci. Pour moi la musique vraiment intéressante doit secouer, pas viser seulement à être «sympa». Mais tout cela n’est pas nouveau, les marques ont toujours cherché à utiliser le côté cool des musiques à la mode. Ce qui est nouveau, c’est que ce n’est pas toujours dit aujourd’hui.”

 

Foodzik – Alors que le vinyle renaît de ses cendres. Quels seront les prochaines modes de la consommation musicale ? Et dans 20 ans ?

Sophian Fanen : “Le streaming ! Je pense que le vinyle va rester un peu, dans une petite niche qui mêlera des musiques underground et un peu d’achat nostalgie (cette nostalgie pouvant être d’acheter un disque de Beyoncé en vinyle en 2025 !). Le CD va terminer son cycle très lentement, on va le voir encore longtemps mais s’il perd du sens pour le très grand public, il ne va pas en gagner dans les niches, si ce n’est qu’il est moins cher.

La musique va continuer à se dématérialiser, dans le sens où la commande vocale va changer nos habitudes. Ne pas taper un nom mais le dire, demander un type de musique avec ses mots et pas ceux qu’utilisent l’industrie ou les médias, va réorganiser notre façon d’accéder à la musique, et la façon dont elle circule.”

 

Foodzik – Bon nombre d’artistes adoptent des stratégies toujours plus innovantes pour commercialiser leurs œuvres. On évoque souvent Thom Yorke et Radiohead, l’album unique du Wu-Tang Clan vendu 1M d’euros ou encore l’album visuel de Beyoncé. As-tu d’autres exemples à nous partager ?

Sophian Fanen : “Je trouve le mouvement des cassettes intéressant dans ce sens aussi. Ça m’embête souvent que certains labels ou artistes que j’aime bien, comme Nyege Nyege Tapes, ne publient que dans ce format ou en téléchargement, deux modes d’écoute dépassés et pas pratiques, mais quand on se pose dessus, et quand on en parle notamment avec des musiciens électroniques très underground, c’est une façon pour eux d’aller contre le tout-streaming formaté uniquement pour la partie la plus commerciale de la musique. Il y a tout un monde qui se sent négligé par le streaming aujourd’hui, qui ne voit pas pourquoi il viendrait donner sa musique sur Spotify si ni les playlists ni les algorithmes ne veulent réellement valoriser ces musiques-là aussi auprès du bon public. Alors ils n’y vont pas et ils font des cassettes pour ralentir encore plus qu’avec le vinyle. Pour construire un anti-streaming qui n’est pas une anti-modernité pour autant.” 

Merci pour ton temps et encore bravo pour ton travail Sophian !

Sophian Fanen est un ancien journaliste musicale à Libération et co-fondadeur du média en ligne Les Jours. Il a publie “Boulevard du stream, du MP3 à Deezer la musique libérée” en novembre 2017. 

Interview réalisée par Aude Stochmal & Jérémy Froideval